L'auteur de cet article, Jean Pouvelle, est traducteur d’ouvrages historiques et littéraires anglais et américain, dont le roman Jeunesse Evelyn, May et Nell. Il nous livre aujourd’hui son témoignage sur la manière dont il a appris à aimer la littérature, qui doit savoir s’adapter à l’âge et aux goûts de votre enfant.
L’obstacle suivant est parfois plus difficile à surmonter. Il est double : s’assurer que ce goût de la lecture perdure à l’approche de l’adolescence et favoriser le passage de la littérature enfantine à une littérature sérieuse, puis à la grande littérature. À de rares exceptions près, il semble peu opportun d’essayer de les embarquer immédiatement, à cet âge charnière de douze ou treize ans, dans la lecture de Balzac ou de Proust, au risque de les rebuter vite et de les renvoyer à leur smartphone ou à leur tablette.
Je me souviens que pour mes douze ans, mes parents m’avaient offert Le Petit Prince de Saint-Exupéry, puisque j’étais un élève studieux. J’entamais la lecture avec sérieux et détermination. Le livre, dont ma mère faisait tant de cas, me déçut : je trouvai cette histoire mièvre, moi qui écoutais avec gourmandise les chansons de Brassens et de Boby Lapointe à la radio. Cependant, je pris un certain plaisir à lire Vol de Nuit et les autres romans d’aviation, qui constituaient sans doute une assez bonne transition vers les grands classiques. Mais comme j’étais consciencieux j’entrepris de lire Citadelle, également de Saint-Exupéry. Je ne savais pas très bien ce que je lisais, mais je persévérai. Si ma capacité de survie à l’ennui n’avait pas été à toute épreuve j’aurais vite abandonné pour aller à la piscine avec les copains. Si j’avais eu accès à une tablette, Dieu sait à quels jeux plus légers je me serais livré, par facilité.
Le succès était donc mitigé : la lecture de Citadelle m’avait à jamais détourné de Saint-Exupéry, mais, heureusement, pas de la lecture, peut-être seulement parce que les autres tentations étaient peu nombreuses et que je n’aimais guère la piscine. Sans s’en douter, mes parents avaient joué avec le feu. Le danger serait encore plus grave aujourd’hui où les sollicitations et tentations sont infiniment plus nombreuses. Le Noël suivant, mes parents m’offrirent les œuvres complètes de Rabelais. Mon grand frère entreprit de me lire les passages les plus savoureux à haute voix. Je connus ma première joie littéraire à la lecture des aventures, un tantinet scabreuses, de Gargantua et de Pantagruel. Le choix était peut-être discutable, mais il m’avait convaincu qu’on peut trouver un plaisir certain dans la littérature classique, malgré les difficultés de décryptage d’une langue archaïque.
Sans aller tout de suite aux textes de Rabelais, je pense qu’il convient de mettre à la disposition de nos enfants une littérature intermédiaire, une littérature exigeante, mais suffisamment attrayante pour fixer durablement leur attention, parfois fragile ; une littérature suffisamment porteuse de sens et d’information pour structurer leur réflexion.
C’est l’objectif que s’est fixé Sally Nicholls dans son roman Evelyn, May et Nell – Pour un monde plus juste. Les tribulations et les rencontres des trois jeunes héroïnes, dans la Londres des années 1914-1918, nous plongent dans une réalité historique parfois ahurissante, mais pourtant scrupuleusement conforme à l’Histoire. Au fil de leurs aventures et de leurs intrigues amoureuses, qui tiennent le lecteur en haleine, l’auteure aborde des questions essentielles avec naturel, sans didactisme pesant, en respectant l’intelligence du jeune lecteur : La condition féminine au début du XXème siècle et la lutte de ces femmes devenues « suffragettes » pour le droit de vote et pour une ébauche d’égalité dans l’emploi, thème d’actualité s’il en fut.
Le combat de certaines pour la survie dans une société désorganisée par la guerre, à un moment où beaucoup d’hommes se battent sur le Front. La prise de conscience par ces jeunes femmes de leur rôle futur et de leurs droits, malgré les conservatismes pesants d’une société encore empreinte des mythes de grandeur passée – mythes toujours perceptibles de nos jours, d’ailleurs. Leur lutte pour vivre leurs amours et leur fragile bonheur, en dépit de tout. Leur courageux mépris des barrières de classe. Autant de choses qui devraient amener nos jeunes lecteurs à s’interroger et à forger leur pensée propre sur des sujets essentiels.